Société de l’exposition et technologies
Diane Dupont, étudiante M1 Sciences Po, , coordination par Christine Balagué, Professeur, Institut Mines-Télécom Business School, Titulaire Chaire Good in Tech |
29/07/2020 |
Le concept a récemment été développé par le juriste et politologue américain Bernard Harcourt, dans son livre La société d’exposition, désir et désobéissance à l’ère numérique, publié en janvier 2020 aux éditions seuils. Il désigne une nouvelle ère, qui transformerait notre rapport à l’intimité, à la vie privée, au regard de l’autre sur soi, et à sa propre liberté individuelle. La société de l’exposition est liée bien sûr à l’explosion du numérique et des nouvelles technologies qui, en s’introduisant dans nos quotidiens et en s’immisçant progressivement dans nos repères, arriveraient aujourd’hui à faire de l’individu un objet d’investissement, un outil marketing, un sujet à une domination subtile.
Depuis quelques années, les comportements générationnels ont énormément évolué. Les applications telles que Snapchat, Instagram, Facebook, TikTok encouragent l’utilisateur à se dévoiler toujours un peu plus, à exploiter sa propre image, et à générer un réseau d’individus autour de soi, qui « valident » une identité construite, non pas authentique, un point que nous étudierons plus tard dans cette étude. D’un point de vue éthique, on se concentre aujourd’hui sur l’étude de plusieurs valeurs sur lesquelles le numérique peut avoir un impact significatif. Si le numérique transforme notre rapport à notre identité et à notre indépendance, alors il touche quelque part à notre essence, à ce qui fait de nous des individus distincts.
Tout d’abord, il me semble intéressant d’évoquer la notion de dualité, portée par plusieurs chercheurs en sciences sociales et experts des nouvelles technologies. Il existerait dans une société d’exposition un principe de démultiplication de l’individu, qui devient avec le numérique un voyeur et un exhibitionniste. En commentant en permanence les photos ou publication de l’autre, puis en postant ses propres contenus et en s’inscrivant dans une attente de validation, on joue sans cesse un double-jeu. Cette notion de validation par autrui est d’ailleurs au cœur de cette notion de société de l’exposition : les systèmes de likes, de j’aime, de cœurs, constituent une nouvelle hiérarchie dans laquelle l’individu se retrouve enfermé. Lorsque nous postons une photo de nous, par exemple, nous espérons à travers le nombre de likes l’obtention d’un jugement positif de la part de la société, la confirmation que nous correspondons à un idéal. Alors que le positionnement de l’individu dans un groupe est un processus naturel, qui participe à sa construction, il est ici biaisé : non seulement l’individu accorde progressivement une importance de plus en plus forte au regard de l’autre sur soi, mais l’image partagée est de surcroit fausse. L’individu, sur les réseaux, ne partage pas une image réelle, mais qui correspond à l’idée que l’utilisateur se fait d’un individu socialement validé.
Il y a donc plusieurs décalages et une déformation d’un rapport sain à l’autre, ce qui peut à terme altérer la confiance en soi de l’individu, nécessaire à la conversation d’un bon équilibre mental et émotionnel. Car en effet, si l’utilisateur n’obtient pas la fameuse validation (une photo ne crée pas le buzz, les commentaires négatifs sont nombreux), alors il peut être victime d’une dévalorisation dangereuse. Nous perdons alors une liberté psychique, car le bien-être dépend de ce succès numérique, et mis-en scène. Ce processus de dualité et de validation est aussi perturbé par la question de l’authenticité : si l’identité que nous avons sur les réseaux est fausse, alors nous sommes contraints à porter en permanence (car le numérique est omniprésent) une double apparence et personnalité, une forme de bipolarité qui perturbe nos repères et notre positionnement en tant qu’individu porteur d’une seule et même entité. Nous rentrons alors dans un processus de séduction constante : nous sommes obsédés par l’amélioration constante de notre image, et non pas de notre être, pour charmer et être accepté.
Par ailleurs, la société d’exposition et le numérique posent une problématique éthique dès lors qu’ils touchent nos libertés individuelles et notre indépendance. Or il y a avec la notion de société de l’exposition l’idée d’un « asservissement volontaire ». On se place, en utilisant des réseaux qui nous poussent à être dans une exposition continue, dans une position d’acceptation du contrôle. En effet, nous sommes dans une forme de passivité face à la privation de nos libertés. Nous acceptons par exemple de devenir des objets de publicité gratuite en exposant nos gouts, nos comportements, nos morphologies, nos habitudes, nos envies aux réseaux sociaux. Ils récoltent ces informations et les utilise pour nous proposer ensuite un contenu de plus en plus adaptés à nos personnalités et désirs.
Nous devenons alors complices d’un système où notre désir lui-même devient le résultat de publicités et de stratégies marketings. Or, si nos propres envies sont définies par la livraison de notre intimité au numérique, que reste-il de notre liberté fondamentale de choisir, d’agir, de penser de manière indépendante, de jouir d’un réel libre-arbitre ? La privation de cette liberté est subtile car elle se masque sous une technologie qui se veut de plus en plus performante, qui souhaite nous permettre d’accéder à du contenu toujours plus rapidement mais aussi toujours plus « personnalisé ». Les « recommandations » sur les objets numériques (Netflix, vidéos TikTok) générées à travers des algorithmes nous permettent en apparence d’être libérés de la contrainte de recherche de contenu, mais nous aliènent finalement car décident à notre place ce que nous avons de regarder et d’utiliser. C’est une influence directe, à laquelle nous participons en privilégiant la performance plutôt que l’indépendance.
Cette idée de liberté est aussi lié à la notion de surveillance. Harcourt mais aussi Huxlay, dans son œuvre Le meilleur des mondes évoque indirectement le processus de transformation du modèle de surveillance panoptique. Ce dernier consiste à positionner la surveillance des individus à un seul endroit, comme la tour du gardien au milieu d’une cour de cellules de prisonniers, et à faire en sorte que les individus ressentent de manière permanente cette surveillance, ce « regard ». Ce modèle panoptique peut correspondre à une perception du numérique comme d’un Big Brother, un regard permanent, une même entité, comme Google, qui serait présent partout. Cependant, les auteurs cités s’interrogent sur le renversement de ce modèle : le numérique, ces dernières années, semblent plutôt évoluer vers une « décentralisation » de la surveillance, les individus devenant tous des petits surveillants à leur échelle, et surveillés. Au sein d’une société d’exposition, les rapports changent et l’individu, s’il perd son intimité personnelle, devient aussi garant d’un nouveau pouvoir sur l’autre. Si chacun est exposé, alors que devient l’idée même de vie privée, d’intimité ? Car l’intimité individuelle n’existe que de manière relative, elle s’oppose à la notion de collectivité, de ce qui est public et montré. Mais si les frontières s’effacent, si il n’y a plus de mur entre les deux notions, alors chacun est à la disposition d’autrui, on y a accès, le contenu est libre et presque sans conditions.
Si la société d’exposition représente une menace pour la préservation de certaines libertés individuelles, et est donc en soi un enjeu et une question éthique, il ne faut pas oublier que nous observons ce phénomène aujourd’hui avec un référentiel subjectif, en comparant à ce que notre société a connu jusqu’à présent. Le numérique bouleverse en profondeur notre société et ce à une rapidité inédite : il nous faut appréhender ces questions avec prudence, car ces transformations vont également générer des opportunités nouvelles de développement de l’individu. Il nous faut repenser l’espace collectif et privé, afin de préserver un équilibre sans pour autant détruire l’innovation, sous prétexte qu’elle ne répondrait pas à des normes éthiques préétablies.
Depuis quelques années, les comportements générationnels ont énormément évolué. Les applications telles que Snapchat, Instagram, Facebook, TikTok encouragent l’utilisateur à se dévoiler toujours un peu plus, à exploiter sa propre image, et à générer un réseau d’individus autour de soi, qui « valident » une identité construite, non pas authentique, un point que nous étudierons plus tard dans cette étude. D’un point de vue éthique, on se concentre aujourd’hui sur l’étude de plusieurs valeurs sur lesquelles le numérique peut avoir un impact significatif. Si le numérique transforme notre rapport à notre identité et à notre indépendance, alors il touche quelque part à notre essence, à ce qui fait de nous des individus distincts.
Tout d’abord, il me semble intéressant d’évoquer la notion de dualité, portée par plusieurs chercheurs en sciences sociales et experts des nouvelles technologies. Il existerait dans une société d’exposition un principe de démultiplication de l’individu, qui devient avec le numérique un voyeur et un exhibitionniste. En commentant en permanence les photos ou publication de l’autre, puis en postant ses propres contenus et en s’inscrivant dans une attente de validation, on joue sans cesse un double-jeu. Cette notion de validation par autrui est d’ailleurs au cœur de cette notion de société de l’exposition : les systèmes de likes, de j’aime, de cœurs, constituent une nouvelle hiérarchie dans laquelle l’individu se retrouve enfermé. Lorsque nous postons une photo de nous, par exemple, nous espérons à travers le nombre de likes l’obtention d’un jugement positif de la part de la société, la confirmation que nous correspondons à un idéal. Alors que le positionnement de l’individu dans un groupe est un processus naturel, qui participe à sa construction, il est ici biaisé : non seulement l’individu accorde progressivement une importance de plus en plus forte au regard de l’autre sur soi, mais l’image partagée est de surcroit fausse. L’individu, sur les réseaux, ne partage pas une image réelle, mais qui correspond à l’idée que l’utilisateur se fait d’un individu socialement validé.
Il y a donc plusieurs décalages et une déformation d’un rapport sain à l’autre, ce qui peut à terme altérer la confiance en soi de l’individu, nécessaire à la conversation d’un bon équilibre mental et émotionnel. Car en effet, si l’utilisateur n’obtient pas la fameuse validation (une photo ne crée pas le buzz, les commentaires négatifs sont nombreux), alors il peut être victime d’une dévalorisation dangereuse. Nous perdons alors une liberté psychique, car le bien-être dépend de ce succès numérique, et mis-en scène. Ce processus de dualité et de validation est aussi perturbé par la question de l’authenticité : si l’identité que nous avons sur les réseaux est fausse, alors nous sommes contraints à porter en permanence (car le numérique est omniprésent) une double apparence et personnalité, une forme de bipolarité qui perturbe nos repères et notre positionnement en tant qu’individu porteur d’une seule et même entité. Nous rentrons alors dans un processus de séduction constante : nous sommes obsédés par l’amélioration constante de notre image, et non pas de notre être, pour charmer et être accepté.
Par ailleurs, la société d’exposition et le numérique posent une problématique éthique dès lors qu’ils touchent nos libertés individuelles et notre indépendance. Or il y a avec la notion de société de l’exposition l’idée d’un « asservissement volontaire ». On se place, en utilisant des réseaux qui nous poussent à être dans une exposition continue, dans une position d’acceptation du contrôle. En effet, nous sommes dans une forme de passivité face à la privation de nos libertés. Nous acceptons par exemple de devenir des objets de publicité gratuite en exposant nos gouts, nos comportements, nos morphologies, nos habitudes, nos envies aux réseaux sociaux. Ils récoltent ces informations et les utilise pour nous proposer ensuite un contenu de plus en plus adaptés à nos personnalités et désirs.
Nous devenons alors complices d’un système où notre désir lui-même devient le résultat de publicités et de stratégies marketings. Or, si nos propres envies sont définies par la livraison de notre intimité au numérique, que reste-il de notre liberté fondamentale de choisir, d’agir, de penser de manière indépendante, de jouir d’un réel libre-arbitre ? La privation de cette liberté est subtile car elle se masque sous une technologie qui se veut de plus en plus performante, qui souhaite nous permettre d’accéder à du contenu toujours plus rapidement mais aussi toujours plus « personnalisé ». Les « recommandations » sur les objets numériques (Netflix, vidéos TikTok) générées à travers des algorithmes nous permettent en apparence d’être libérés de la contrainte de recherche de contenu, mais nous aliènent finalement car décident à notre place ce que nous avons de regarder et d’utiliser. C’est une influence directe, à laquelle nous participons en privilégiant la performance plutôt que l’indépendance.
Cette idée de liberté est aussi lié à la notion de surveillance. Harcourt mais aussi Huxlay, dans son œuvre Le meilleur des mondes évoque indirectement le processus de transformation du modèle de surveillance panoptique. Ce dernier consiste à positionner la surveillance des individus à un seul endroit, comme la tour du gardien au milieu d’une cour de cellules de prisonniers, et à faire en sorte que les individus ressentent de manière permanente cette surveillance, ce « regard ». Ce modèle panoptique peut correspondre à une perception du numérique comme d’un Big Brother, un regard permanent, une même entité, comme Google, qui serait présent partout. Cependant, les auteurs cités s’interrogent sur le renversement de ce modèle : le numérique, ces dernières années, semblent plutôt évoluer vers une « décentralisation » de la surveillance, les individus devenant tous des petits surveillants à leur échelle, et surveillés. Au sein d’une société d’exposition, les rapports changent et l’individu, s’il perd son intimité personnelle, devient aussi garant d’un nouveau pouvoir sur l’autre. Si chacun est exposé, alors que devient l’idée même de vie privée, d’intimité ? Car l’intimité individuelle n’existe que de manière relative, elle s’oppose à la notion de collectivité, de ce qui est public et montré. Mais si les frontières s’effacent, si il n’y a plus de mur entre les deux notions, alors chacun est à la disposition d’autrui, on y a accès, le contenu est libre et presque sans conditions.
Si la société d’exposition représente une menace pour la préservation de certaines libertés individuelles, et est donc en soi un enjeu et une question éthique, il ne faut pas oublier que nous observons ce phénomène aujourd’hui avec un référentiel subjectif, en comparant à ce que notre société a connu jusqu’à présent. Le numérique bouleverse en profondeur notre société et ce à une rapidité inédite : il nous faut appréhender ces questions avec prudence, car ces transformations vont également générer des opportunités nouvelles de développement de l’individu. Il nous faut repenser l’espace collectif et privé, afin de préserver un équilibre sans pour autant détruire l’innovation, sous prétexte qu’elle ne répondrait pas à des normes éthiques préétablies.
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