Impact of the Covid19 crisis

Christine Balagué, Marie-Laure Salles-Djelic, Dominique Cardon, Jean-Marie John-Mathews, Kevin Mellet

30/04/2020

La crise actuelle du Covid19 suscite une réflexion nouvelle sur la place des technologies numériques et de l’innovation responsable, thématiques phares de la Chaire Good in Tech.  Quelles sont les enseignements de cette crise de ce point de vue ?

Le premier effet de cette crise est l’usage à grande échelle des technologies numériques, solution vitale à la poursuite d’activité en période de confinement de plus de 3,5 milliards d’individus dans le monde, soit la moitié de la population mondiale. Le basculement rapide et d’envergure inégalée vers l’enseignement à distance, vers la télémédecine, vers le télétravail, vers des liens sociaux virtuels ont quatre conséquences majeures : un usage accru des technologies numériques, impliquant probablement une plus grande littératie numérique des personnes jusque-là peu connectées (au sein des entreprises ou dans la vie privée) ; un effet d’aubaine pour les acteurs de solutions à distance, qu’ils soient privés (Zoom, Microsoft, Slack, etc…) ou publics (Big Blue Button, Jitsi etc..) relançant le vieux débat des deux modèles open source vs propriétaire; une créativité considérable sur les réseaux sociaux (Instagram, Tic Toc, Facebook et Snapchat en particulier) pour entretenir et renforcer les liens sociaux alors que ceux-ci se trouvent fragilisés; une expérience unique à grande échelle des enjeux éthiques des technologies et de leurs conséquences sur les individus et la société (débats sur la surveillance généralisée, sur les données sur Zoom, sur les technologies de tracking du Covid19, sur les effets des relations prolongées médiatisées par écran).  Alors que va-t-il rester de ces usages massifs des technologies, une fois la crise sanitaire passée ? On peut imaginer que ce basculement des usages va perdurer, qu’une partie de l’enseignement (supérieur comme écoles et lycées) se poursuivra à distance, que la pédagogie par classe inversée va se développer, que des médecins feront davantage de consultations à distance, que les réseaux sociaux auront encore de beaux jours devant eux. Certains économistes pensent même que l’issue de la crise sera caractérisée par l’avènement d’un capitalisme numérique [1], unique solution de baisse de coûts dans une économie relocalisée, dans un contexte de crise économique et donc de baisse des revenus.
La deuxième réflexion sur cette crise est l’avènement des paradoxes du numérique. Le solutionnisme technologique se heurte aujourd’hui à la prédominance du vivant. C’est bien un virus vivant microscopique qui est à l’origine de la catastrophe mondiale, et les technologies restent bien impuissantes à le combattre.  Paradoxalement, la promesse des applications mobiles de tracking du Covid19 en période de déconfinement (ou plutôt de contact tracing selon Bruno Sportisse [2]) n’est pas tenue, comme ont pu le montrer l’abandon du projet en France ou la faible utilisation (20% de la population) de Trace Together à Singapour.  Paradoxalement, dans un monde numérique du big data et de la data science, les pays manquent crucialement de données concrètes et précises pour mesurer la diffusion de l’épidémie, en raison de l’impossibilité de tester en continu la population. Les grandes plateformes du numérique diffusent massivement des fake news sur le Covid19 tout en luttant très activement contre elles, montrant d’ailleurs leur capacité d’impact liée à leur hégémonie, et de collaboration avec les gouvernements. Dans ce contexte d’un numérique paradoxal, la contribution sociétale nette des technologies numériques, la valeur de la donnée, la donnée comme bien commun, la qualité de la donnée, la véracité de l’information diffusée via le numérique (et les moyens d’y parvenir), doivent être des thématiques prioritaires à adresser.
Ce texte réflexif sur les conséquences de la crise du Covid19 sur les quatre thématiques de la chaire Good in Tech (innovation numérique responsable et RSE, technologies responsables by design, repenser les futurs, gouvernance des technologies responsables) met en avant quatre enjeux à venir.


1/ Sortir de la certitude du solutionnisme technologique pour laisser place à l’hybridation dans un monde incertain

La crise sanitaire du Covid19 nous oblige à revoir nos modes de pensée pour l’affronter. L’histoire, en particulier celle des catastrophes, est mobilisée car elle nous montre leur ancienneté, leur violence mais aussi leurs similarités. Le Covid19 a tué à date 247 000 personnes dans le Monde, moins que le tsunami de décembre 2014 en Asie (300 000), que la grippe espagnole de 1918 (entre 20 et 50 millions de morts) ou que la famine du Bengale en 1770 (10 Millions de morts). Depuis toujours, les hommes ont cherché à expliquer ces phénomènes. Face à l’impuissance humaine, ils ont dans un premier temps invoqué des fléaux divins (discours par ailleurs encore présent aujourd’hui), puis engendré des mythes que certains ont plus tard tenté d’expliquer (le déluge biblique serait l’expression des crues de grande ampleur du Tigre et de l’Euphrate ; le mythe de la cité engloutie l’Atlantide de Platon correspondrait à l’éruption du volcan de Santorin à l’origine du déclin de la civilisation crétoise).  Mais depuis le tremblement de terre de Lisbonne en 1755 (10 000 morts), la pensée scientifique est devenue la source d’explication des catastrophes. La raison de Descartes est devenu un dogme, les progrès scientifiques ont placé la rationalité comme mode de pensée dominante.  Le discours du solutionnisme technologique s’inscrit dans cette pensée rationnelle dominante. Pourtant, la raison érigée en système par Kant [3], (« nous ne connaissons rien d’autre que notre manière de percevoir les objets ») est selon Hannah Arendt une véritable idéologie.  Elle nous pousse à une vision du monde au travers de ses représentations.  Le prisme de cette pensée rationnelle dominante nous empêche aujourd’hui d’aborder la réalité dans ses incertitudes, ses contradictions, son imprévisibilité. Or, la crise actuelle dévoile l’importance des incertitudes:  sur les origines du Covid19, sur son fonctionnement, sur sa diffusion, sur ses conséquences futures, sur le type de vaccin efficace (c’est l’avènement du “on n’en sait rien”…). Il semble donc nécessaire de changer de mode de pensée et de devenir tous centaures, hybrides, au sens de Gabrielle Halpern [4], en donnant une vraie place à l’incertitude, à l’imprévisibilité. Cette hybridation est un processus auquel mènent les principes d’altérité, de contradiction et de tiers inclus combinés. Ceci exige une profonde réflexion et transformation de nos systèmes de pensée, où la normativité liée à la mondialisation, où le solutionnisme technologique doivent laisser place à l’hybridation et à de nouveaux modèles innovants pour préparer le post covid19.

2/ Objectif de zéro externalités négatives

Avant même la crise du covid, la double question des externalités négatives de nos dynamiques économiques et de leur caractère insoutenable – à tous les sens du terme – avait pris un véritable caractère d’urgence. Dans le monde d’avant, nos modes de production et de distribution étaient dominés en grande partie par des entreprises multinationales hyper puissantes structurant et coordonnant des chaînes de valeur globales. Ce mode d’organisation économique singulier était justifié et légitimé par une projection idéologique simple qui s’est imposé à nos institutions économiques, politiques, sociales et culturelles depuis les années 1980. La division internationale du travail coordonnée par les multinationales devait permettre d’une part une production de masse et une réduction des prix censés rendre les consommateurs heureux et d’autre part une maximisation des profits pour l’actionnaire qui par un mécanisme assez mystérieux de ruissellement était censée nous rendre tous plus riches – et donc plus heureux. Concrètement, comment cela était-il possible ? En utilisant leur puissance de négociation à chaque étape de la chaîne de valeur, les entreprises multinationales parvenaient à minimiser leurs coûts de production et de distribution ce qui leur permettait de maximiser les profits tout en assurant des niveaux de prix sur leurs marchés sinon toujours bas du moins acceptables pour les consommateurs. En stimulant la concurrence fiscale (vers le bas), ces entreprises pouvaient aussi minimiser leurs contributions à la génération d’infrastructures collectives. Enfin, et peut-être surtout, elles n’étaient pas tenues d’assumer le coût complet – par ailleurs difficilement mesurable – des externalités négatives associées à leur activité. Tout au plus leur demandait-on, par des mécanismes de lois souples et/ou de nudge, de contribuer à une mitigation de ces externalités négatives par l’intermédiaire de politiques de RSE et de campagnes philanthropiques.

Dans ce monde d’avant, la logique dominante était donc celle d’une compensation, qui plus est seulement partielle, d’externalités négatives que l’on continuait à produire sur grande échelle à travers des modes de production et de distribution d’un autre âge eux-mêmes nécessairement associés à des modes de vie et de consommation dont le caractère insoutenable et inadapté devenait de plus en plus évident. Cette logique de compensation était déjà alors, et on le savait bien, tout à fait insuffisante par rapport aux enjeux et aux défis auxquels nous faisions face, tous inquiétants en soi et encore plus une fois admis les effets d’amplification générés par les interactions et dynamiques croisées. 
Il y avait bien sûr le défi climatique. Il était devenu difficile de ne pas reconnaître le lien de causalité entre nos dynamiques économiques et la production de gaz à effet de serre et son impact sur le climat - même si certains intérêts utilisaient toujours leur puissance et leur capacité organisationnelle pour essayer de mettre en cause ce lien. Au-delà du défi climatique, le lien entre nos modes de production, de distribution et de consommation et les pollutions multiples – de la mer, de l’air, de la terre et de nos espaces urbains –  devenait là aussi de plus en plus difficile à ignorer. L’arrêt brutal d’une partie importante de nos chaînes de production et de distribution ainsi que de nos activités de consommation depuis la crise du covid a d’ailleurs eu un effet direct de confirmation. Pratiquement du jour au lendemain les niveaux de pollution de l’air se sont effondrés dans un grand nombre de villes et de pays – soulignant ainsi encore plus le caractère aberrant et dangereux des niveaux de pollution auxquels nous nous étions progressivement habitués. Un autre défi bien sûr était celui de notre fragilité dans la dépendance à des ressources limitées – l’eau bien sûr, les ressources énergétiques non renouvelables mais aussi ces fameuses terres rares qui sont nécessaires pour faire vivre les technologies digitales et celles associées aux énergies propres et renouvelables.

Les défis étaient aussi sociaux et politiques. Les dynamiques économiques de ces quarante dernières années ont généré des niveaux d’inégalités sans précédent historique. Un pays comme les Etats-Unis qui avait fait de la mobilité sociale son identité même, l’étoffe du rêve américain, est (re)devenu en quelques décennies un pays où les inégalités ne sont pas simplement des inégalités de revenu et de richesse vertigineuses mais aussi des inégalités structurelles, générationnelles, d’opportunité. Et cette tendance lourde est visible bien au-delà des Etats-Unis. L’ascenseur social est un peu partout en panne. Les mobilités de classe sont de plus en plus difficiles voire impensables. De fait, nos sociétés sont de plus en plus structurées comme des sociétés de castes – on naît pauvre (riche) et on le reste. Ce défi social qui est indéniablement l’une des externalités négatives de nos dynamiques économiques de ces dernières décennies a aussi, nous le savons bien, des conséquences politiques et géopolitiques fortes. Le lien n’est plus à faire entre augmentation des inégalités et dislocation sociale d’une part, puissance des messages populistes, autoritaires et nationalistes d’autre part. On ne pourra pas dire, qui plus est, qu’on ne savait pas ! L’articulation économique, sociale et politique que nous vivons aujourd’hui avait été exactement la même dans les années 1920 et 1930.
Les risques que nous faisaient courir ces externalités négatives et leurs interactions étaient de plus en plus difficiles à ignorer même avant la crise du covid. La conviction qu’il nous fallait passer d’une logique de compensation à une logique de réduction drastique des externalités négatives commençait donc à faire son chemin. Au lieu de continuer à produire des externalités négatives qu’elles allaient ensuite compenser à la marge, la responsabilité de nos entreprises devait être de minimiser voire de supprimer entièrement leur impact en termes d’externalités négatives. Comme nous avions eu dans les années 80 la vague du Management par la Qualité Totale et son objectif du zéro défaut, le nouvel horizon devait devenir celui d’un zéro externalités négatives. Un tel changement de paradigme est assez radical. Il implique de mieux mesurer les externalités négatives, leurs effets d’interactions et leurs impacts parfois indirects. La mesure ne peut donc pas être seulement quantitative et numérique – elle doit être aussi qualitative et présenter une dimension longitudinale car l’effet sur le temps long peut être très différent de l’impact sur le temps court. Ce changement de paradigme implique aussi une redéfinition structurelle en profondeur – une réinvention de nos modèles d’affaire et de nos chaînes de valeur afin de les faire tendre vers zéro externalité négative. Ceci bien sûr devrait avoir un impact sur les structures de coûts et rejaillir à la fois sur les prix, et donc sur nos modes de consommation, mais aussi et peut-être surtout sur les profits. Enfin, ce changement de paradigme implique une révolution idéologique. Il nous faut enfin accepter que la simple croissance économique n’est plus (si elle l’a jamais été) synonyme de prospérité durable et inclusive. Il nous faut reconnaître, cette fois pour de bon, que l’incantation de l’économie du ruissellement où la maximisation de la valeur pour l’actionnaire est le seul mantra est purement et simplement destructrice. Il nous faut aussi constater qu’une société de consommation sans limites qui réduit nos systèmes de valeurs individuels et collectifs à l’accumulation financière et matérielle est sans issue pour la planète mais aussi pour nous même, dans notre quête de bien-être et de bonheur.

Un tel changement de paradigme inclut nos relations à la technologie et en particulier à la technologie numérique. L’innovation numérique – comme toute autre innovation – ne doit être acceptable que lorsqu’elle s’inscrit dans une logique de réduction maximale des externalités négatives. Comme nous l’affirmons ici depuis le début, nous devons dépasser largement la logique du Tech for Good qui est essentiellement une logique de compensation pour aller vers une logique de Good in Tech qui est l’équivalent pour la technologie numérique de la logique de réduction voire de dissolution des externalités négatives. La nécessité de ce changement de paradigme n’est absolument pas remise en cause, bien sûr, par la crise du covid. Au contraire, elle n’en devient que plus urgente. Et, dans un sursaut positif, on peut voir cette crise précisément comme l’opportunité qui nous est donnée (et que nous avons la responsabilité de ne pas manquer) d’accélérer cette mue impérieuse. Nous nous devons d’être au rendez-vous – l’autre scénario est une dystopie celle d’un monde où ce que nous savons reconnaître aujourd’hui comme des externalités négatives seront devenues des réalités non négociables. Il suffit pour comprendre cela de regarder ce qui se passe depuis plusieurs années dans la région du Xinjiang en Chine où se trouve la minorité ouïgoure.


 

3/ Repenser promesses numériques avec bons choix de société

Lorsqu’en 2013, l’économie numérique a fait des big data la promesse d’un nouveau futur, consultants et prophètes commençaient toujours leurs exposés en présentant Google Flu, le service numérique qui devait rendre caduque les institutions sanitaires traditionnelles. À partir des requêtes des internautes, Google Flu était capable d’identifier et de suivre les épidémies de grippe en temps réel avant tout le monde, avant même les grippés. Le service, insistait-on, avait plus de précision, de célérité et d’efficacité que les lourdes bureaucraties étatiques. L’exemple était parfait : des données produites par la foule, un phénomène collectif émergent de données implicites, des algorithmes sophistiqués – on ne disait pas encore IA à l’époque –, une nouvelle façon de connaître et de gouverner le réel, une redistribution du pouvoir entre les États et les grandes entreprises du numérique, etc.. Tous les ressorts nourrissant la promesse des big data étaient enfermés dans la parabole de Google domptant la grippe. Pourtant, imprécis, bruité et lourdement fautif, Google Flu n’a jamais marché. Google a très tôt débranché son outil, après que deux articles de Nature et de Science en ait démontré les imperfections [6]. Cependant, comme toujours avec les promesses technologiques, l’enterrement de Google Flu n’a en rien empêché que les thèmes auxquels il a été associé ne continuent à prospérer dans le débat public. Packagé à nouveau frais sous le nom d’intelligence artificielle, les mondes numériques ont laissé se développer l’idée qu’une augmentation de la capture de plus en plus fine et intrusive des traces numériques étaient susceptibles de faire des prédictions de plus en plus fines, justes et adaptées et que ceux qui étaient capables de faire de telles prédictions allait se substituer aux acteurs traditionnelle du marché ou de l’administration.
La promesse est en panne. Dans la crise que nous visons aujourd’hui, force est de constater que les big data et l’IA n’ont pas été au rendez-vous ni pour anticiper l’épidémie, ni même pour la tracer comme le souligne cet étrange débat entre solutions d’anonymisation destinées à équiper un dispositif que tout le monde sait déjà inefficace. À vrai dire, sauf à permettre de mesurer les mobilités ou cartographier le volume du trafic numérique, les solutions numériques sont loin d’offrir les services que les citoyens attendent aujourd’hui de leurs États et des services sanitaires et sociaux. Aussi la panne devrait-elle être l’occasion de repenser les futurs de la société numérique. ll n’était pas nécessaire d’attendre le coronavirus pour constater que la promesse des big data et de l’IA était enrayé depuis déjà longtemps. Elle ne constitue pas une solution mais un problème à la grande crise climatique. Obsédé par la personnalisation publicitaire ou sécuritaire, les innovations numériques ne cessent de renforcer les menaces sur les libertés et la vie privée des utilisateurs. Le pouvoir exorbitant des grandes plateformes suscite de nombreuses inquiétudes et constitue un frein à l’innovation. À la différence des promesses numériques des années 2000, celles de l’expressivité et des communautés du web, le cycle de promesse qui est apparu avec les big data et l’Intelligence artificielle ne s’est jamais accompagné d’un projet de société désirable. Alors que le cycle précédent du web 2.0 avait fait de l’enrichissement du lien social son objectif, celui des big data n’a que l’utilité et la performance à proposer à nos sociétés. Centralisation des données, course en avant technologique, substitution des machines au travail des hommes, ce futur numérique s’est déconnecté des attentes de nos sociétés et n’a pas de projet politique à leur offrir. L’automatisation et le gouvernement par les données semblent tout d’un coup particulièrement hors sujet au moment où sont mis en visibilité les indispensables métiers qui font tenir nos sociétés, ces humains qui font le dernier kilomètre ou ceux qui corrigent les intelligences artificielles. Une part importante des meilleurs data scientists et ingénieurs en IA travaillent principalement dans des activités de réduction de coûts, d’optimisation des processus dans des secteurs comme le marketing ou la publicité. Comment justifier leurs salaires élevés au vu de leur faible valeur ajoutée sociale comparativement aux soignants, livreurs et autres employés dans des secteurs vitaux ? Dans une société post-Covid 19, il faut réorienter le développement de technologies vers des utilisations qui ont du sens. Il faut mettre le numérique au service des enjeux du siècle, c’est-à-dire permettre la résilience aux chocs de la crise climatique, de l’effondrement de la biodiversité et des récessions économiques qu’elles sont susceptibles d’entraîner. Ainsi, pour une meilleure résilience, le développement du numérique au service de la société se structurera par des choix techniques établis démocratiquement, en dehors des logiques court-termistes de la rentabilité économique.
Cette crise nous aura notamment rappelé que le solutionnisme technologique mène à des espoirs disproportionnés sur les technologies et leur capacité à résoudre des problèmes sociétaux et environnementaux structurels. Une des causes importantes de cette désillusion a sans doute été la réification et l’essentialisation des technologies du numérique. Lorsque nous croyons à un progrès linéaire et autonome de l’intelligence artificielle ou à la puissance intrinsèque de prédiction des Big Data, nous voyons le numérique comme un tout, avec des logiques et un fonctionnement propre : tantôt chosifié en un Dieu omnipotent capable d’enchanter une société en difficulté, tantôt diabolisé comme porteur de tous les maux d’une société déjà bien fragile sans lui. Repenser le développement de technologies responsables, c’est repenser le numérique à l’intérieur de ses interactions avec la société, les organisations et la science. Loin d’être stable, linéaire et déterministe, le fait numérique s’entretient par d’innombrables interactions, allers-retours, ajustements, renégociations entre des acteurs qu’il faut étudier sans tomber dans les travers de la réification. Ainsi, dans la société post Covid 19, il faudra repenser les technologies en dehors des imaginaires fantasmés pour un numérique plus ancré dans la complexité du social et des écosystèmes vivants.
Dans l’incertitude actuelle, deux scénarios peuvent se dégager pour la promesse numérique. Le premier est celui d’une réorientation de la promesse numérique, abandonnant la trace pour retrouver le sens de la connexion et du lien social. Mais le second est celui d’un épuisement des futurs venant des technologies numériques. Depuis maintenant la naissance du web en 1990, les mondes numériques sont le vecteur d’un cycle de promesses qui n’a cessé de fabriquer les imaginaires de nos sociétés. La panne pourrait être l’occasion de réviser cette centralité et de normaliser le numérique. Voilà sans doute la question la plus intéressante de l’expérience que nous sommes en train de vivre : l’économie numérique peut-elle prospérer en arrêtant de faire promesses ?

4/ Repenser la gouvernance du numérique

Quel pourrait être l’impact de la crise actuelle sur les mécanismes de la gouvernance de l’innovation numérique, les régimes normatifs qu’elle mobilise, les leviers et outils sur lesquels elle s’appuie, les niveaux auxquels elle se joue ? Comment la crise actuelle nous invite-t-elle à orienter la recherche sur la gouvernance de l’innovation, à l’articulation de la technique, de la sociologie, et de l’éthique ?
La crise du Covid-19 constitue une épreuve du feu, et un puissant mécanisme de mobilisation, pour la gouvernance de l’innovation scientifique et médicale. Sans traitement médical ou vaccin efficace, nous sommes condamnés à vivre durablement avec l’épidémie. Au-delà des moyens financiers colossaux nécessaires, et de l’effort de coordination à produire à l’échelle globale, deux enjeux apparaissent du point de vue de la gouvernance de l’innovation. Premièrement, se pose la question de l’établissement d’une sorte d’état d’exception concernant la recherche médicale : faut-il, comme certains scientifiques le réclament, lever les barrières réglementaires et de procédures de validation pour accélérer la dynamique d’innovation ? Comment dès lors maintenir des gardes fous, des règles partagées guidant le travail scientifique et ses procédures de validation et de construction de la preuve ? Le second enjeu renvoie à la question du partage de la connaissance. La connaissance doit, dans la période actuelle, être considérée comme un commun qui doit être partagé immédiatement. Cela requiert d’atténuer la compétition économique et la course aux brevets dans laquelle sont engagés les acteurs industriels, mais aussi les gouvernements et les laboratoires académiques.  Quels instruments de gouvernance pourraient favoriser la construction et le renforcement de ces communs de connaissance au-delà de ce type d’initiatives privées ?
S’agissant du rôle des technologies numériques dans la gestion de la crise actuelle, l’attention des décideurs, et du public, s’est focalisée ces dernières semaines sur les applications mobiles de suivi de contact, présentées comme un instrument important des stratégies de déconfinement. Deux registres critiques sont mobilisés dans la controverse sur le recours à ces applications, au-delà de la question de l’efficacité-même de ces applications : i) menace sur les libertés publiques et enjeux de privacy ; ii) souveraineté numérique et rapports entre public et privé. Sans minimiser ces enjeux, on peut souligner que leur lecture doit être rapportée à la situation actuelle : état d’exception sanitaire requérant potentiellement une mise entre parenthèse temporaire des cadres réglementaires traditionnels ; nécessité absolue de la construction d’un savoir partagé tant sur le développement de ces outils, que sur la compréhension de leurs usages et de leurs effets. Gouverner l’innovation responsable, en situation de crise, pourrait dès lors consister à mettre en place des « sandboxes » (littéralement, des bacs à sable), des zones d’expérimentation dans lesquels seraient levés certains cadres réglementaires jugés trop contraignants, mais de placer ces sandboxes sous le regard citoyen – qui devrait cependant s’exercer dans l’urgence. Cela est-il possible ?
De manière plus prospective (et incertaine) se pose la question de la gouvernance de l’innovation responsable dans un monde post-covid. Là, les questions ouvertes apparaissent massives et vertigineuses. La crise est, par définition, un moment d’innovation, de changement de paradigme. La traversée de la crise va-t-elle entraîner un retour du politique, un renforcement de la souveraineté ? A contrario, doit-on prendre acte de la faiblesse extrême de nos capacités de prévision et de pilotage, autrement dit de gouvernance des affaires du monde et donc de l’innovation ? La crise actuelle est-elle une opportunité de créer une rupture dans la gouvernance de l’innovation, de favoriser une gouvernance responsable, plus respectueuse de l’environnement et de nos communs ? Les lignes de fractures habituelles se retrouvent dans les prises de paroles récentes. A titre d’exemple, l’entrepreneur et investisseur Marc Andreessen considère que notre futur – la résolution de la crise, le monde d’après – dépend de l’imagination créatrice des entrepreneurs capitalistes, et que toute forme de régulation est nuisible et doit être supprimée (« the problem is regulatory capture ») [5]. A contrario, certains chercheurs rappellent la nécessité de placer éthique et valeurs au cœur de la gouvernance de l’innovation, et sont fondés à rappeler que certains principes ont été négligés dans la préparation de cette crise, ayant eux-mêmes contribué à l’établissement de ces principes. Dans une tribune récente, M. Callon et P. Lascoumes soulignent les conséquences désastreuses de l’oubli du principe de précaution, malgré son inscription dans la Constitution, au profit d’une gestion essentiellement budgétaire de la préparation des crises [6]. Finalement, une leçon des Science & Technology Studies, particulièrement visible dans la période actuelle, s’impose à nous : il est impossible de cantonner le domaine de l’innovation et de l’évaluation scientifique et technique, hors de l’espace public, des mobilisations et des controverses. Cela doit être de notre point de vue un guide pour orienter la gouvernance d’une innovation numérique responsable : son évaluation doit s’opérer à ciel ouvert, sous le regard citoyen.


Christine Balagué, Co-titulaire de la Chaire Good in Tech, Professeur, Institut Mines-Télécom Business School
Dominique Cardon, Professeur de sociologie et directeur du Medialab, Sciences Po
Marie-Laure Djelic, Co-titulaire de la Chaire Good in Tech, Professeur et Doyenne de l’Ecole du Management et de l’Innovation de Sciences Po
Jean-Marie John Mathews, doctorant et coordinateur de la Chaire Good in Tech
Kevin Mellet, Orange labs / sociology and economics of networks and services, futur maître de conférence à Sciences Po et référent pour la Chaire Good in Tech



[1] Daniel Cohen « La crise du coronavirus signale l’accélération d’un nouveau capitalisme, le capitalisme numérique », Le Monde, 2 avril 2020


[2] Bruno Sportisse, « Contact tracing » : Bruno Sportisse, PDG d’Inria, donne quelques éléments pour mieux comprendre, site Inria.fr, 18 avril 2020


[3] Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, 1781


[4] Gabrielle Halpern, Tous centaures, Eloge de l’hybridation, Editions Le Pommier, 2020


[5] Andreessen M., « It’s time to build », https://a16z.com/2020/04/18/its-time-to-build/


[6] M. Callon et P. Lascoumes, « Covid-19 et néfaste oubli du principe de précaution », AOC, (https://aoc.media/analyse/2020/03/26/covid-19-et-nefaste-oubli-du-principe-de-precaution/)

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