Responsible innovation = Innovation + responsible?

, Innovation responsable

Jean-Marie John-Mathews

10/04/2020

Innovation responsable = Innovation + responsable ?

L’innovation responsable est un concept relativement récent dont l’usage est de plus en plus fréquent dans la littérature académique. Lorsque l’on parle d’innovation responsable, on sous-entend implicitement que l’innovation n’est pas nécessairement responsable à la base. La responsabilité ajoute à l’innovation une qualité supplémentaire, d’où le concept d’innovation responsable. Mais en réalité, l’équation « innovation + responsable = innovation responsable » est-elle vraie ? Ou dit autrement, l’innovation numérique responsable est-elle une version upgradée de l’innovation traditionnelle.

Pour répondre à cette question, intéressons-nous aux différentes définitions académiques de ce concept. Von Schomberg (2011, p.9) nous en donne une première définition :

Responsible Research and Innovation is a transparent, interactive process by which societal actors and innovators become mutually responsive to each other with the view on the acceptability, sustainability and societal desirability of the innovation process and its marketable productt

Setiawan et Singh (2015) donnent une autre définition de l'innovation responsable :

Ensuring the accountability of innovation actors through the engagement of anticipation, reflexivity, responsiveness, deliberation, and participation in the adoption of innovation, while looking the impact of innovation on three aspects: environment, social and economy

Alors que les définitions de l’innovation responsable sont nombreuses (Stahl et al, 2013 ; Owen, 2013), on trouve tout de même quelques points communs à ses différentes acceptations dans la littérature académique : l’innovation responsable est un processus « transparent », mutuellement adaptatif  ("mutually responsive") où les parties prenantes sont impliqués dès le départ ("stakeholder engagement") et responsabilisés ("accountability") vis-à-vis des impacts en termes d’acceptabilité sociale et de durabilité.

Alors que ces définitions explicitent bien le concept de responsabilité, le concept d’innovation est quant à lui considéré comme acquis dans ces définitions de l’innovation responsable. Et pourtant c’est bien l’addition de l’innovation avec la responsabilité qui déclenche un cocktail de paradoxes. Les caractéristiques même du processus d’innovation entrent en effet souvent en contradiction avec la définition donnée plus haut. Voici ci-dessous quelques-uns de ces paradoxes (Block et al, 2015) :
 

Les contradictions de l'innovation upgradée

1. Transparence : comment s’assurer de la transparence du processus sans dégrader l’avantage compétitif que permet par définition l’innovation ?

L’innovation est la source même de l’avantage compétitif des entreprises. Or l’innovation s’entretient par la récolte, la création et la protection d’actifs notamment des informations et des connaissances stratégiques. C’est bien le maintien d’asymétries d’informations et la protection de connaissance a priori (Dutta and Crossan, 2005) qui permet à l’entreprise d’innover et de se maintenir compétitif. Comment imaginer dans ce contexte, un processus d’innovation transparent et ouvert ?
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2. 
« Mutual responsiveness » : comment s’assurer de la réactivité des acteurs lorsque le contrôle des impacts d’une innovation est souvent impossible ?

Le philosophe David Collingridge évoque un dilemme qui porte aujourd’hui le nom de dilemme de Collingridge : lors du développement d’une nouvelle technologie, il est très difficile de prévoir ses impacts. Il y a donc un manque d’information. Par contre, lorsque l’on commence à en comprendre les répercussions, il est souvent trop tard pour exercer un contrôle efficace sur sa diffusion. Il y a alors un manque de pouvoir. L’innovation est donc le lieu d’un dilemme entre savoir et pouvoir. Comment s’assurer de la capacité d’adaptation et de réactivité du processus d’innovation lorsque le pouvoir manque dès lors que les impacts négatifs sont connus ?

3. « Stakeholder engagement » : Comment s’assurer de l’implication de toutes les parties prenantes alors que le risque de l’innovation est souvent réparti asymétriquement entre les différents parties prenantes ?

L’innovation, en tant que risque, est souvent un investissement pris par des détenteurs de capital en vue d’un retour sur investissement. Chaque partie prenante impliquée dans un processus d’innovation ne supporte pas de la même manière le risque associé à un processus d’investissement qui peut être coûteux en capital. Comment impliquer les parties prenantes d’un processus d’innovation lorsque les acteurs ne sont pas engagés dans le processus de la même manière ?

4.  
« Accountability » : comment s’assurer de la redevabilité des parties prenantes lorsque l’innovation créé des impacts que personne ne sait prédire ?

Les résultats inattendus constituent une des caractéristiques principales des processus d’innovation qui sont incertains et imprévisibles par essence même (Rammert, 1997). Dans ce contexte, comment peut-on juridiquement engager la responsabilité des parties prenantes sans même connaître les impacts du processus ?

5. C
omment s’assurer d’un consensus entre les acteurs impliqués dans le processus d’innovation sachant qu'ils sont différemment situés socialement ?

Le processus d’innovation est une pratique sociale impliquant des acteurs hétérogènes soumis à différents rapports de force et de pouvoir structurant l’espace social. Alors que les principes éthiques font l’objet d’interprétations et de compréhensions différentes, comment mettre en place un processus qui fasse émerger d’une seule voix l’ensemble des parties prenantes tout en faisant fi des rapports de force qui les lie ?

6. 
Durabilité : Comment s’assurer de la durabilité des impacts de l’innovation lorsque celle-ci induit forcément une forme de destruction ?

Comme l’économiste Joseph Schumpeter l’a théorisé, l’innovation est le produit de la destruction créatrice. Le développement d’une solution innovante s’accompagne systématiquement par la destruction d’un système plus vieux à un autre endroit. Dans un tel contexte, l’innovation s’inscrit toujours en rupture avec un existant dont la durabilité ne peut être maintenue. Comment alors penser un monde durable dans un société qui innove par destruction ?

 

Redéfinir l'innovation

L’addition des concepts d’innovation et de responsabilité crée donc des paradoxes et contradictions. L’innovation responsable ne peut être une innovation upgradée, innovation traditionnelle + responsabilité, car elle s’avère alors être un oxymore difficile à résoudre. Penser l’innovation responsable, c’est changer radicalement la conception même d’innovation. A partir des paradoxes soulevés, explicitons donc ce que peut être une innovation compatible avec la responsabilité.

Premièrement, cette innovation s’insère dans un contexte où l’avantage compétitif se constitue différemment dans les dispositifs de création de valeur. Contrairement à un processus fermé où la création de valeur s’établit par la protection de ses actifs, il faut imaginer la création de valeur collaborative, ouverte et propice aux délibérations collectives. En ce sens, l’open source et les licences ouvertes constituent des modèles même de création de valeur collective et ouverte puisque ils permettent l’innovation conciliée avec la tranparence.

Deuxièmement, si l’incertitude concernant les impacts de l’innovation paralyse la pouvoir de contrôle (dilemme de Collingridge), c’est bien parce qu’il n’existe pas de moyens de gouvernance pour la prise de décision dans un environnement incertain. Il faut donc réinventer la gouvernance en entreprise pour qu’elle permette la prise de décision audacieuse même dans l’incertitude.

Troisièmement, le risque propre au coût et à l’échec d’une innovation doit être réparti de sorte à impliquer toutes les parties prenantes. C’est donc bien les dispositifs d’investissement qu’il faut revoir pour permettre l’innovation responsable.

Quatrièmement, si l’incertitude propre aux innovations rend difficile l’engagement de la responsabilité des parties prenantes, il faut veiller à mieux répartir la responsabilité des acteurs. Il s’agit donc d’ouvrir les processus de décision à un plus grand nombre en envisageant des procédures démocratiques de gestion collective de l’innovation.

Cinquièmement, si les procédures d’innovation sont les reflets des rapports de force et de pouvoir existant dans la société, l’innovation responsable inclut les acteurs les moins dotés afin d’éviter la reproduction des rapports sociaux par le processus même d’innovation. L’innovation responsable est donc réflexive en étudiant les rapport de force qu’elle entretient.

Enfin, sixièmement, l’innovation, en tant que destruction créatrice de Schumpeter, peut s’articuler avec les objectifs de durabilité des écosystèmes. En ce sens, la bioéconomie de René Passet réinterprète la destruction créatrice schumpétérienne en réhabilitant l’innovation. Selon Passet, tout processus qui crée de l’ordre dans la matière entraîne globalement une dégradation entropique. Cependant, ce processus est également à la source du renouvellement des formes de la vie, il s’agit d’un « saut qualitatif » pour Passet. Cette innovation en tant que saut qualitatif est le prolongement même du maintien de la vie et de la lutte contre l’augmentation de l’entropie. C’est bien dans cette vision de la bioéconomie que peut s’inscrire une innovation responsable de la durabilité des écosystèmes.

Et le numérique ?

C'est bien avec cette définition de l'innovation revue qu'il faut envisager l'innovation numérique responsable. La responsabilité ne s'additionne alors pas à une vision du numérique traditionnelle, déjà-là, mais change structurellement ses processus d'innovation,  ses modèles d'entreprise, de gouvernance, d'investissement, d'organisation et de décisions. Alors que le monde du numérique est marquée par une évolution rapide des technologies et innovations, il faut veiller dès maintenant à repenser cette innovation à la hauteur des changements qu'elles occasionnent.

Bibliographie

  • Blok, V., & Lemmens, P. (2015). The emerging concept of responsible innovation. Three reasons why it is questionable and calls for a radical transformation of the concept of innovation. In Responsible innovation 2 (pp. 19-35). Springer, Cham.

  • Collingridge, D. 1981. The social control of technology. Palgrave: Macmillan.

  • Dutta, D. K., & Crossan, M. M. (2005). The nature of entrepreneurial opportunities: Understanding the process using the 4I organizational learning framework. Entrepreneurship Theory and Practice, 29(4), 425-449.

  • Owen, R., Bessant, J. R., & Heintz, M. (Eds.). (2013). Responsible innovation: managing the responsible emergence of science and innovation in society. John Wiley & Sons.

  • Passet, R. (1995). L'économique et le vivant. FeniXX.

  • Rammert, W. 1997. Innovation im Netz. Neue Zeiten für Innovation: heterogen verteilt und interaktiv vernetzt. Soziale Welt 48(4): 394–416.

  • Setiawan, A. D., & Singh, R. (2015). Responsible innovation in practice: the adoption of solar PV in telecom towers in Indonesia. In Responsible Innovation 2 (pp. 225-243). Springer, Cham.

  • Schumpeter, J.A. 1943. Capitalism, socialism & democracy. London/New York: Routledge.

  • Stahl, B. C., Eden, G., & Jirotka, M. (2013). Responsible research and innovation in information and communication technology: Identifying and engaging with the ethical implications of ICTs. Responsible innovation, 199-218.

  • Von Schomberg, R. 2011. Towards responsible research and innovation in the information and communication technologies and security technology fields. Brussels: European Commission

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